En 1987, le belge Olivier Smolders entre dans sa trentaine. Il a déjà réalisé Neuvaine (1984) et L’Art d’aimer (1985), deux courts-métrages étudiants qui ne lui ont pas encore valu de sortir de l’ombre. Fasciné par la personnalité hors norme de Issei Sagawa et les détails insolites de son crime, il choisit d’adapter son histoire à l’écran. Il ne doute pas que le criminel lui-même, en quête de reconnaissance, et grand amateur de lettres autant que de cinéma, applaudisse l’initiative. C’est ainsi qu’il réalise Adoration, version extrêmement stylisée, en noir et blanc, du fait-divers. Dans une chambre blanche, presque dépourvue de meubles, un jeune homme asiatique se filme avec une caméra 8mm. Quasiment muet, le film n’est bercé que par les bruits de la machine. Une femme entre. Les deux protagonistes semblent se connaître. L’homme enregistre la femme réciter deux poèmes dans un dictaphone. Il s’agit de la seule scène « parlante » du métrage. Tout au long du tête-à-tête, l’homme ne cesse de regarder le spectateur à travers sa caméra. À la fin de la seconde récitation, il se glisse dans le dos de la femme avec une carabine, et lui tire dans le cœur. Sans suspense, la seconde partie du film présente une version cérémonieuse jusque à l’absurde des étapes de démembrement et de dévoration.
Sur le papier, l’œuvre de Smolders reste extrêmement fidèle au fait dont il s’inspire, du moins aux informations ayant filtrées, à l’époque, dans les journaux. L’appareil photo y est remplacé par une caméra, la poésie allemande par de la poésie française, et la balle dans la nuque par une balle dans le cœur… Autant de détails infimes qui ne varient que peu du déroulement de l’affaire. Et pourtant le film n’a rien, mais rien du tout, qui pourrait le lier à une quelconque réalité. Les choix que Smolders fait sont radicaux, à commencer par son désir de comparer l’exécution de Renée Hartevelt à une forme de rituel religieux. La liturgie catholique en effet, via l’eucharistie et le mystère de la transsubstantiation, a, depuis ses origines, toujours été tachée par une certaine forme d’anthropophagie métaphorique, que l’on pourrait lier aux rites orphiques et dionysiaques de la haute Antiquité. Les circonstances particulières que le cinéaste belge choisit d’adapter à l’écran sont toutes invraisemblables, et, sans plus d’informations sur l’affaire, il serait aisé de les prendre pour de simples décisions symboliques cohérentes avec une démarche surtout allégorique de l’artiste. En se concentrant sur l’extraordinaire – notamment la lecture des poèmes et l’exécution surréaliste de la victime – sans montrer un instant les intervalles de réalité concrète, la vérité des gestes, les moments de banalité, Smolders recrée le meurtre de Sagawa tel que, sans doute, celui-ci l’a fantasmé. Tout devient parfait, fluide, millimétré. Il n’y a plus d’hésitation, il n’y a plus de ratés, et la boucherie elle-même paraît étonnamment propre. Le crime devient le rituel sublime qui a certainement existé dans l’imaginaire du tueur. Sagawa devient le hiérophante sacrifiant l’agneau christique, et se nourrissant de sa pureté. Ainsi, c’est délibérément que Olivier Smolders donne au premier morceau de chair avalée par le cannibale l’apparence d’une hostie.
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